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Faux et usage

FAUX ET USAGE DE FAUX :
UNE NOUVELLE
ECOLE LITTERAIRE

 

par Michel Ducom

 

Quelques tablettes de pierre gravées de signes il y a onze mille ans viennent d'être découvertes en Syrie, sur les bords de l'Euphrate. Entre les signes des grandes grottes préhistoriques et ceux des tablettes d'argile de Sumer cuneiforme.jpgou ceux des Egyptiens, les énigmes s'interrogent mutuellement. Nous manquons de frontières entre elles. Les frontières sont ces espaces de plus grande communication. Donc ce des espaces de conflits, puisque par nature, la communication s’établit à l'intersection exacte de l'incompréhension, à l'endroit de la différence, et contrairement à tous ces schémas insipides que nous livrent les experts linguisto-communic hatifs. C'est bien le conflit qui aide à la prise en compte du message, car le conflit fonde ses protagonistes autour de la nécessité de résoudre l'énigme ou le problème du message. L'absence de conflit installe les protagonistes dans une terrible indifférence, au discours amoureux près, ce qui n'est pas rien, encore qu'à y regarder de près, justement...  Or nous écartons frileusement cette idée du conflit, ce rapport engagé à l'énigme. Notre culture du consensus - appuyée sur notre solide éducation à la soumission à laquelle nous rendons si souvent et si religieusement hommage dans la plupart de nos actes - nous sert même de contrat social en attendant les prochaines révolutions, et pas seulement les prochaines révolutions mentales. Elle nous sert donc surtout à ne pas penser, à ne pas rencontrer l'autre, à éviter de comprendre, à nous dispenser de chercher. Et que ce ne soit ni notre intérêt ni celui de l'espèce homo sapiens ne nous empêche en aucune façon d'être complices de cette grande déroute humaine : la vie devient un songe ou nous sommes commandés.


Donc nous voici avec les énigmes de l'écriture, et tout se passe comme si ces découvertes n'avaient pas eu lieu, et l'on continue de dater l'invention de l'écriture dans des civilisations bien repérées, comme on le faisait déjà il y a une centaine d'années.
Et l'on continue à ignorer le travail de ces égyptologues allemands, Jugen Osing en particulier, qui en 1992 montre que dès la naissance de l'écriture en Egypte, vers 3150 avant notre ère, parallèlement à l'écriture des hiéroglyphes, se développe une écriture cursive, débarrassée de sa dimension sacrée, moins savante et plus pratique.


cuneiforme-1.jpg
Jusque là, l'idée dominante avait été celle de stades bien distincts et séparés dans le temps entre une écriture hiéroglyphique et une écriture cursive. Et l'étonnant, c'est moins cette découverte, que la grande illusion dans laquelle on a pu tenir cent ans d'égyptologie... et ce siècle d'écriture qu'est le XXème siècle.


Qui pouvait donc bien avoir intérêt à cacher, ou à ne pas voir, que les “ inventeurs reconnus” de l'écriture étaient aussi les inventeurs du double langage ? Le langage complexe et sacré serait dans les tombeaux pour les dieux silencieux, et sur les monuments pour le peuple à qui l'on révélerait parcimonieusement le savoir religieux, en entretenant savamment l'accumulation des énigmes afin de le confiner au silence. Un langage écrit serait secret et réservé à des fins pratiques : l'écriture facile était nécessaire, mais préserver un pouvoir en masquant les simplifications, fondait dans une escroquerie mentale gigantesque, une caste, une aristocratie. Les scribes venaient d’inventer le concept de brevet d'invention et ils allaient en toucher les royalties à travers plusieurs civilisations dans le monde.
Le rapt continue. Les librairies reçoivent un Français sur deux. Les bibliothèques voient leur action concerner un nombre de lecteurs stables. Pire, quelle que soit leur politique face au livre, bonne ou mauvaise, les différences se font sur quelques points de pourcentage mais jamais sur une différence d'ordre de grandeur. Qu'elles soient associatives, publiques, scolaires ou de comités d'entreprise.
Le rapt continue. Beaucoup d'écrivains sont encore dans le mépris du lecteur en produisant des textes qui l'aliènent. Beaucoup sont encore dans l'idéologie des dons, en considérant qu'ils font partie d’une élite par nature, et si c'est par culture, c'est au prix qu'il l'ont payée, capitalisée, dont il est donc juste de dire qu'ils en retirent les bénéfices.
Position toujours étonnante lorsque ces écrivains s'affirment d’origine prolétarienne ou prétendent en épouser la cause. La méritocratie structure alors les soubassements de l’œuvre qui devient sournoisement didactique, remplace toute velléité d'éducation cogérée et de partage par la condescendance dans les circonstances obligées. Le culte du “entre-soi” qui fit si bien basculer dans le chaos les sociétés à prétentions égalitaires, fabrique les aristocraties littéraires, politiques, médiatiques qui contribuent à disqualifier la fonction d'écrivain pour toute une population, à la surqualifier pour une autre, la condamnant toutes deux à la perte de contact critique avec la pensée écrite.

Les écrivains les plus progressistes s'installent dans la connivence avec le lecteur, mais le fait de le considérer comme naturellement intelligent ou capable d'imagination créatrice le laisse sur le bord de la production écrite : très près, comme l'ouvrier du port qui écoute les récits des cap-horniers et qui ne voyagera jamais. Il peut comprendre, mais il n'a décidément pas le pied marin.
Pourtant, ce sont encore ceux-là qui brouillent le plus le jeu, puisqu'ils installent implicitement le lecteur dans ses capacités à créer, à produire du sens. Qu'ils le fassent par humanisme, par choix politique ou par égoïsme, afin de se permettre en tant qu’écrivains un espace de création plus exigeant, n'a que peu d'importance ils mettent en partage plus de pensée (et c'est une excellente chose) sans pour autant poser - ou si peu - la question de la production écrite du lecteur.
Le grand partage de la société de consommation se maintient : l'artisan écrivain avec ses outils modernises d'un côté (ordinateur et modem pour sa doc) et le lecteur consommateur dont l’idéal serait qu'il pousse fréquemment un caddie de livres, destiné à assurer l'emploi dans la grande distribution éditoriale. L'emploi, et surtout les bénéfices.
Or voici que depuis vingt-cinq ans quelques iconoclastes se sont employés à brouiller la frontière de cette division simpliste producteurs-consommateurs littéraires. Là comme ailleurs. Là plus qu'ailleurs peut-être car l'enjeu est de taille il s'agit, ni plus ni moins, que de s'emparer totalement du pouvoir de la pensée écrite, jusque-là réservée. Car il y a bien une spécificité de la pensée écrite - et il serait trop long, dans le cadre de cet article, d'en énumérer les caractéristiques. Mais qu'on songe au pouvoir de se relire, à celui de construire du sens sur des traces stables, aux particularités des associations d'idées qui, à l'écrit, peuvent se faire d'un mot à l'autre - comme à l'oral - mais aussi d'une lettre à un mot. Qu'on songe à tous les effets de style de l’écrit qui n'invalident en rien ceux de l'oral, mais qui sont une autre planète de pensée. Qu'on songe aux capacités d’accumulation, aux capacités d'analyse de la pensée écrite !
Truismes ! 0K. Alors, pourquoi pas partagé ?


Il était temps. Onze mille ans après son invention qui fonde par définition les temps historiques, il était temps que l’écriture devienne enfin un pouvoir susceptible d'être utilisé par le plus grand nombre. Quelques cénacles dans le siècle avaient fait de la réunion d'écrivains un pouvoir d’écrire, à coups de manifestes et de déclarations. L’école, dans le monde, installait la copie appliquée ou la prise de notes docile, dans le minimum du bagage démocratique du citoyen. Aux plus âgés, à condition qu'ils ne fussent pas - sauf exception exemplaire - les plus pauvres, on accordait une formation au pouvoir d'argumenter, c'est à dire à celui d'écrire pour ne rien changer, sinon de point de vue, au gré des vents et des maîtres. Ah ! Les merveilleuses synthèses des dissertations raisonnées ! Elles firent plus pour le non développement du livre que tous les pilons et tous les autodafés!
Tout le monde s'appliquait laborieusement à chasser toute pensée vivante de l'écrit. La langue était réduite à un outillage qui véhiculait les idées de quelque caverne platonicienne, dont s'approchaient parfois les philosophes, les prêtres depuis longtemps, les physiciens et quelques poètes, par l'effet d'un génie mystérieux, mystérieusement saupoudré sur quelques-uns, poètes mystérieusement désignés à l'attention du peuple par une mystérieuse critique fondée sur une autorité aux fondements mystérieux. Il y avait là beaucoup trop de fantastique pour que quelques-uns n’en rajoutent pas.
Ils inventèrent les ateliers d’écritures, aujourd'hui innombrables, débordant largement leurs territoires d'origine, les institutions qui les virent naître, et parfois les personnes. L'un des trois grands courants d'invention, avec l'Oulipo et Elisabeth Bing, fut le GFEN, le Groupe Français d'Education Nouvelle, et cela est dû en grande partie à l'existence d'une revue d’écriture, Encres Vives, fortement dirigée par Michel Cosem, qui se plaçait, il y a vingt-cinq ans sur un terrain d’écriture très ouvert et très exigeant, si on le compare au théoricisme dominant à Paris et dans la France littéraire. Encres Vives était en rupture avec ce théoricisme élitiste, centralisateur, distributeur de bonnes notes (très peu) et de silences (innombrables), vécus comme un mépris par un peuple d’écrivants. Le mouvement Tel Quel tenait ferme le haut du pavé parisien, comme la province, et allait achever sa ridicule arrogance dans l'annonce de la mort de la littérature, dans celle de la poésie, celle de la littérature occitane et plus généralement régionale, suivie de près par la mort annoncée de la langue française et celle, accomplie, des avant-gardes.
Ainsi habitué à toutes les agonies, Tel Quel s'agita encore de quelques soubresauts jusqu'en cette fin de siècle, pour le plus grand bonheur des archéologues de l’université, assistés par les petites mains de scribes de leurs étudiants nombreux et travailleurs.
Pourtant Tel Quel cherchait, trouvait aussi, car les choses ne sont jamais simples. Tel Quel trouvait, comme un laboratoire pharmaceutique, les aspirines de la démocratie, la littérature élaborée qui soulage la solitude provinciale.


Le groupe Encres Vives, lui, ne s'interdisait rien : il cherchait dans la philosophie, dans les arts plastiques, dans la modernité, dans les sciences. Aucune littérature ne lui paraissait a priori produire des objets non - littéraires. Avant tout le monde, il affirma l'intérêt de la science-fiction, du roman policier, et ses membres n'hésitèrent pas à travailler - horreur ! - avec des enseignants : Prenant acte de l’écriture des enfants dans les classes Freinet, ils combattirent de pied ferme l’idée de l'enfant “naturellement poète ”. Il fallait, selon le mot de Kristeva, “ faire de la langue un travail ”. Ils contribuèrent grandement à faire entrer des écrivains vivants et jeunes dans les écoles, ce qui était souvent l'occasion de polémiques sans fin sur la place de Victor Hugo dans l’enseignement.
Les ateliers d'écriture naquirent de ce creuset, sans trop de bruit. Le parapluie parisien était ouvert et tout ce qui n'était pas pur était méprisable. Donc les ateliers chantèrent sous la pluie, pendant plusieurs années dans la marmite du Festival d'Avignon, puis dans les très nombreux stages du GFEN, stages industrieux et têtus où se constitua une équipe très nombreuse de savants de l'écriture, enthousiastes et agités.


Certains fondèrent leurs revues de poésie ou d'écriture - Soleils & Cendre se situe dans ce courant - d'autres leurs ateliers d'écriture, d'autres leurs cheminements en arts plastiques ou en recherche scientifique.
Un véritable mouvement, une “école”, est née dans ces années, et aujourd'hui, sans encore se nommer comme telle, elle affirme la rupture littéraire fondamentale de cette fin de siècle : tout le monde est capable d'écrire et de créer. Il y a un manque humain considérable à ce que cette affirmation ne devienne pas une vérité pratique et un élément de la conscience de tous.
Une nouvelle interface était née entre les auteurs et les lecteurs. L'atelier d'écriture est une nouvelle institution, au même titre que l'école, la librairie ou la bibliothèque, ou encore la radio ou la télévision. L'atelier commence juste à entrer dans les bibliothèques, où il s'affirme comme une opération pertinente pour former des lecteurs, et au côté d'autres outils, pour former des citoyens cultivés et sachant cultiver... la contradiction.
L'atelier d'écriture s'installe partout et apparaît peu à peu l'une de ses plus fortes dominantes : il constitue une authentique œuvre d'art, souvent de bonne qualité, un nouveau genre artistique au même titre que le théâtre auquel il emprunte beaucoup de traits communs, ne serait-ce que par la place de l'imaginaire dans la production. Mais c'est aussi un outil scientifique, dans la mesure où toute la science a besoin aujourd'hui de réfléchir sur la langue et sur la façon dont s'inventent les idées neuves. Avec des bonheurs divers, de plus en plus d'écrivains animent des ateliers. Signe des temps qui changent, les DRAC les subventionnent.


Les ateliers d'écriture s'accompagnent enfin d'un mouvement de publication, de revues, de circuits de formation, qui en font un véritable événement littéraire dont l'objectif manifeste est, entre autres, de transformer la littérature de ce temps.
La question de l'écriture comme forme de la pensée, s'affirme et pose en même temps la question de son champ d'application : y a-t-il un terrain qui lui soit étranger ?
Reconnaissons que l'écriture comme forme de la pensée se doit à ses terrains neufs, ceux qu'elle a désertés, pour une raison ou pour une autre : cette conception exige l'engagement du sujet dans l'écrit, mais aussi de toutes ses facultés sociales, de toutes ses audaces. il faut reprendre un terrain conquis, il faut s'engager dans toutes les voies qui nous paraissent avoir été mystérieusement interdites. Rien n'est sacré pour la pensée écrite, pourvu qu'elle donne en même temps qu'elle produit ses idées, une idée, la plus élaborée possible, sur la façon dont elle le fait. Au XVème siècle, les cartes imparfaites étaient soigneusement cachées pour d'improbables Amériques. Aujourd'hui, c'est à tous et à chacun d'organiser le partage des portulans.

M. Ducom - 14.03.97
Soleils & cendre n° 29 (mars 1997)

 


Date de création : 13/06/2007 23:02
Dernière modification : 08/04/2009 18:15
Catégorie : La revue - Textes en débat
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