Le texte est un millefeuille

LE TEXTE EST UN MILLEFEUILLE

(1991)

par le collectif Soleils & Cendre

Tu vas lire. Attends. Il faut t'y préparer car c'est à l'aventure que tu pars. Tu es toi, mais plus seulement toi. Tu es le personnage, l'homme, la femme. Ou le héros. Mais c'est toi quand même. Et en même temps celui qui trace le texte sur la feuille. Ta lecture le recompose, le réécrit, l'enrichit de ton regard neuf. Tu choisis le lecteur que tu seras. Voilà. C'est fait? Alors tu peux commencer à lire.

Mais il y a plusieurs manières.

Imagine: tu te présentes devant le texte les yeux fermés. Ouvre les brusquement et aussitôt referme-les. Quelques mots ont atteint ta rétine. Par inadvertance. Faisant naître des images.

Ou bien : tu ne lis la première fois que pour le plaisir de tes yeux. Accepte de parcourir la matière des mots. Ils cheminent, culminent, s'animent. Des mots t'accrochent, drainent ta mémoire. Des images surgissent qui, un temps peut-être, cacheront le texte. Laisse les faire. Livrés à l'aventure des yeux, les mots revendiquent une vie autonome.

Toujours, prends le texte comme un ami, une personne de connivence. Espère qu'il te fasse un clin d'oeil: il est là pour cela. Provoque le: il n'attend que cela. Ca y est. C'est fait.

Dès lors, tu ne le regardes plus;  tu le prends. Tu lis avec ta mémoire. Tu reconstitues. Tu recrées. Tu trouves, tu retrouves. Ou tu ne retrouves pas. Tu devines. Tu inventes des sens. Tu mets tes mots dans les mots de l'auteur. Ses pas dans les tiens. Inonde toi du texte, remonte sur les bords. Replonges y encore. Laisse-toi éclabousser des images qu'il cache, venir les mots qui te font signe, les mots-crêtes, les mots-regards. Laisse les s'installer dans ton espace mental, s'insinuer. Laisse les t'habiter, s'inscrire en permanence.

Ici, une expression te surprend, par l'écart ou par l'écho. Elle devient clé. Ou embarcation. Et son étrave. Alors remonte le cours du texte, jusqu'à sa source. Arrête-toi aux rives dont tu fouilles la vase. Distingues-en les digues, les côtes et les rochers. Reviens à une crête choisie, au mot passeur. Fais-le couler, roucouler en bouche.

Puis prends en d'autres, à la volée, à l'arraché. Mêle-les dans ta langue dansante. Tu t'y ricoches. Tu y guilloches le sens, en flux et en reflux. Tu en épies le rythme, les mondes qui s'y nomment, les normes qui s'émondent.

Tu guettes les signes, les clés, les pontons où s'amarre ta propre langue, où s'ancrent tes propres signes. Tu deviens piroguier des mots de l'autre. A même ta mémoire s'arriment tes sens aux siens pour qu'ils deviennent les tiens.

Forge tes propres clés pour violer ses trésors. Fais toi pirate de ses amphores, force les métaphores. Derrière son tu, débusque le je. Derrière ses jeux, ses masques, insinue-toi, fantasque...

Mais le texte résiste? Tes sens trébuchent? Un verbe qui t'accroche et déjà tu ricoches sur d'autres pierres insensées? Alors le bon sens te commande de dire non à cette folle lecture qui joue de ta vie, de tes peurs à percevoir des signes jusqu'ici étrangers. Attends. Tu es tenté de refermer le Livre. Définitivement. Les mots t'ont absorbé, puis recraché. Jonas à la dérive, tu crains d'avoir été trahi par ces traits usuraires qui ne savent pas se plier à ta langue. Un instant, te dis-je. Ne renonce pas. Imagine.

Imagine au lieu du texte un carrelage. Des traces de lichens sur un vieux mur. Une tache d'encre, écrasée entre deux feuilles, pliées et dépliées. Ou bien, tiens, les nuages, lorsque par grande chaleur tu gis de tout ton long, dans la fraîcheur d'une prairie.

De ce carrelage, de ces nuages, tu scrutes la structure. Tu en lies les images. Un visage apparaît. Ou bien un animal, un paysage. Pourtant, la langue des carrelages, la langue des nuages, ne sont pas langues d'usage. Tu insistes pourtant. L'image s'impose, effaçant le carrelage, effaçant le nuage. Pour mieux lire l'éphémère, tu inventes la permanence. Pour mieux lire l'intangible, tu t'accroches à ses branches.

Alors reprends ton texte. Observe le. Sois patient. Il est à portée de main mais reste à inventer, à réécrire par ta propre lecture. Le temps d'une prise de risque d'où tu ne peux revenir que différent. Autre de toi même: si tu construis le texte, le texte te construit.

Le texte est un mille-feuille: acceptes-en les sens multiples. Le tien sera le bon.

Soleils & cendre n°12 - Collioure décembre 1991


Date de création : 10/04/2007 23:47
Dernière modification : 12/04/2007 21:51
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